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Chantiers de la justice et carte judiciaire : une réorganisation sans suppression

Pénal - Procédure pénale
Civil - Procédure civile et voies d'exécution
29/01/2018
Lancé le 6 octobre dernier, à l’instar des autres chantiers de la Justice, celui consacré à l’« Adaptation du réseau des juridictions » a cristallisé toutes les peurs des barreaux, malgré les déclarations répétées de la ministre de la Justice assurant qu’aucune juridiction ne fermerait. Les propositions présentées le 15 janvier ne les ont finalement pas démenties : aucune suppression, mais bien une réorganisation.
Le ministère a choisi dès le départ d’intituler sobrement ce chantier « Adaptation du réseau des juridictions », alors qu’il ne n’agissait ni plus ni moins que de réfléchir à une réforme de la carte de la judiciaire, comme l’a souligné Christiane Feral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), lors des vœux de l’institution : « J’ai compris que l’expression est taboue mais (…) il faut quand même appeler un chat un chat ».

Pourquoi tant de précautions ? Par peur des réactions qu’il susciterait et qui n’ont d’ailleurs pas manqué : grève de certains barreaux et autre pétition lancée par la Conférence des bâtonniers se sont fait jour, avant même la restitution des travaux le 15 janvier.

Contexte, préalables et sens des propositions

Il faut dire que la dernière réforme de la carte judiciaire, menée en 2007, a laissé des traces, voire n’a pas encore été digérée. Dominique Raimbourg et Philippe Houillon, tous deux avocats et anciens députés à qui le chantier a été confié, ont pu le constater : « elle marque toujours fortement les esprits. Elle est encore clairement jugée par nombre d’interlocuteurs comme ayant été brutale, arbitraire et conduite sans concertation ».

Aussi, parmi les trois préalables à toute réforme de l’organisation judiciaire, ils ont suggéré :
−  un renforcement, voire une institutionnalisation du dialogue entre les différents acteurs ;
− en sus d’un effort budgétaire à la mesure des besoins, une loi de programmation pluriannuelle remédiant notamment aux vacances de postes de magistrats et fonctionnaires ;
− un recentrage du juge sur ses missions par la déjudiciarisation, la forfaitisation de certains délits et la prise en compte des autres voies de résolution des litiges.

Ils ont ensuite défini quatre axes stratégiques pour élaborer leur projet, tous sous-tendus par l’intérêt du justiciable :
− appréhender dans sa globalité l’organisation de la justice en incluant les deux degrés de juridictions, dans leurs dimensions juridictionnelle, administrative et budgétaire ;
− conjuguer les besoins de proximité et de spécialisation par une répartition équilibrée des contentieux valorisant l’ensemble des sites judiciaires et favorisant de nouvelles méthodes de travail ;
− garantir un maillage de la justice irriguant l’ensemble des territoires, une organisation géographique plus lisible et un meilleur accès au droit et au juge, comme à tous les services de l’État ;
− renforcer la lisibilité de la justice par une harmonisation de ses pratiques et une meilleure prévisibilité de la jurisprudence.

À partir de là, les deux rapporteurs ont formulé des propositions, tant pour les juridictions de première instance que pour les juridictions d’appel, avec un point commun : aucune fermeture de site.

Revitalisation des juridictions de première instance au sein du département

Dominique Raimbourg et Philippe Houillon proposent d’instaurer, aux lieux et place des tribunaux d’instance (TI) et des tribunaux de grande instance (TGI), des tribunaux de proximité et des tribunaux judiciaires, en fonction des caractéristiques des territoires, des volumes et des types de contentieux.

Un tribunal judicaire départemental

L’idée est de mettre en cohérence l’organisation judicaire avec l’échelon administratif départemental, sauf cas exceptionnel.

Ainsi, le principe serait celui d’un tribunal judiciaire départemental dans chaque département, en ménageant toutefois la possibilité d’avoir, en tant que de besoin, plusieurs tribunaux judiciaires dans un même département, dotés de compétences juridictionnelles identiques. Dans les départements comptant plusieurs tribunaux judiciaires, le tribunal judiciaire départemental serait doté d’un rôle de coordination et d’animation départementales, sans porter atteinte à l’indépendance juridictionnelle.

Une nouvelle organisation des contentieux civils et pénaux

Il est proposé que les contentieux, civils et pénaux soient répartis entre les tribunaux de proximité et les tribunaux judiciaires selon un double principe « proximité/spécialité » répondant aux besoins complémentaires des citoyens.

Les tribunaux de proximité se verraient chargés des contentieux du quotidien, selon une procédure simple et, en matière civile, sans représentation obligatoire par avocat. Ils pourraient connaître de certaines procédures pénales (ordonnances pénales, compositions pénales, comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, jugement des contraventions voire délits relevant du juge correctionnel unique), ainsi que du contentieux familial après le prononcé du divorce (tutelles des « mineurs » et une partie du contentieux des affaires familiales). On rappellera que les juridictions de proximité, créées en 2002 (L. n° 2002-1138, 9 sept. 2002, JO 10 sept.), ont été supprimées le 1er juillet dernier (L. org. n° 2016-1090, 8 août 2016, JO 11 août)…

Les contentieux spécialisés, complexes et, en matière civile, avec représentation obligatoire par avocat, seraient quant à eux, regroupés au tribunal judicaire, dans le souci de renforcer la spécialisation, la collégialité et la prévisibilité des décisions.

Enfin, une procédure dite de « délestage » au plan départemental serait mise en place afin de permettre le renvoi d’instances entre juridictions du ressort pour en optimiser les délais de traitement.

Un dispositif à contre-courant des propositions de simplification de la procédure civile

Le rapport sur l’amélioration et la simplification de la procédure civile, remis le même jour, prévoit une organisation quelque peu différente, avec la création d’une juridiction unique et recentrée, en cohérence avec l’organisation territoriale de l’État et des collectivités territoriales : le tribunal judiciaire.

Celui-ci regrouperait le TGI et le TI : sa création entraînerait la disparition des tribunaux des affaires de sécurité sociale et la mise en place de pôles sociaux. Il pourrait à terme regrouper, dans des chambres spécialisées, le contentieux dévolu aux conseils de prud’hommes et aux tribunaux de commerce (pour en savoir plus sur ce rapport, voir notre article du 19/01/18 : « Chantiers de la Justice et procédure civile : les schémas de la première instance au feu et le CPC au milieu ? »). Sur ce dernier point, le rapport sur l’adaptation du réseau des juridictions indique simplement en conclusion que le dispositif d’unification qu’il propose pourra être poursuivi en intégrant les conseils de prud’hommes et les tribunaux de commerce.
 
Des professionnels sceptiques et prêts à défendre le maillage territorial

Dès le 18 janvier, à l’occasion des vœux du Conseil national des barreaux (CNB), sa présidente, Christiane Feral-Schuhl, en présence de Marie-Aimée Peyron, bâtonnier de l’ordre des avocats au barreau de Paris, et de Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers, a fait part de son scepticisme sur le projet de réforme : « sur la carte judiciaire, nous sommes (…) inquiets et dubitatifs. (…) Je n’ai pas encore bien compris l’usine à gaz qu’on nous a présentée, et sans trahir de secret, je pense ne pas être seule ».

S’exprimant au nom de l’ensemble des avocats, elle a affirmé que conserver « la proximité de la justice » est une nécessité, dans l’intérêt du justiciable. « Il est hors de question que la carte judiciaire soit retaillée par des comptables et pour des raisons de ressources budgétaires ou humaines déclinantes », a-t-elle martelé. « Nous ne voulons pas de tribunaux fantômes, d’une justice territoriale à deux vitesses, qui serait régulée par des “délestages” ». Aussi, a-t-elle lancé à l’adresse de la Chancellerie, « rien ne se fera sans l’accord des avocats et des barreaux de France ». Des propos qu’elle a réitérés le 26 janvier dernier, à l’occasion de l‘assemblée générale de la Conférence des bâtonniers, où elle avait été invitée à prendre la parole, tout comme Marie-Aimée Peyron, en signe d’unité de la profession. Quelques instants plus tôt, Jérôme Gavaudan, déclarait quant à lui : « Nous avons pris acte que les rapporteurs ont suggéré le maintien de toutes les cours d’appel avec à leur tête, un premier président et un procureur général. Nous avons également pris acte des propositions de maintien de toutes les juridictions de première instance, mais nous sommes désormais plus qu’attentifs à ce que ces propositions ne soient pas un simple affichage ou un effet d’annonce anesthésiant ».

En effet, il n’a pas manqué de souligné que des questions se posent, à la lecture des propositions :
– selon quels critères seront répartis les litiges du quotidien et les litiges dit complexes dans lesquels la représentation de l’avocat serait obligatoire ?
– que signifie la notion de « nouvelle répartition des contentieux civils et pénaux entre les tribunaux de proximité et les tribunaux judiciaires selon un principe dit de proximité spécialité » ?
– selon quel critère sera désigné le tribunal judiciaire départemental qui aura un rôle de coordination et d’animation ?

Invitée le 27 janvier à participer à la seconde journée de l‘assemblée générale de la Conférence des bâtonniers, la garde des Sceaux s’est dite ouverte à la discussion

Reconfiguration des juridictions d’appel en réseau au niveau des régions et des territoires

Les juridictions d’appel ont vocation à être reconfigurées en réseau à l’échelle des régions et des territoires, sans aucune fermeture de site, chacune d’entre elles conservant ainsi à sa tête un premier président et un procureur général.

Une cour d’appel par région qui coordonne

Comme pour les juridictions de première instance, l’objectif est de mettre en cohérence l’organisation judiciaire avec l’échelon administratif régional, sauf cas exceptionnel, pour une meilleure articulation avec les services de l’État et du ministère de la Justice (protection judiciaire de la jeunesse, administration pénitentiaire, secrétariat général). Une concertation régionale serait organisée pour la modification des ressorts géographiques, afin d’accompagner cette mise en cohérence.

Une cour d’appel par région administrative se verrait attribuer un rôle de coordination et d’animation régionale et les chefs de cette cour de région deviendraient les correspondants des services régionaux de l’État et animeraient les politiques publiques avec les services de l’État au sein de l’entier ressort régional. Cette même cour assurerait le pilotage de la gestion budgétaire, tandis que les autres cours conserveraient la gestion administrative et budgétaire de proximité.

Une répartition des compétences spécialisées

Le dispositif proposé prévoit qu’un socle de compétences juridictionnelles communes à toutes les cours soit déterminé et que les compétences spécialisées soient réparties entre toutes les cours d’appel de la région après concertation régionale (instruction, application des peines, commercial, social procédures collectives, contentieux civil spécialisé comme le contentieux de la construction, les successions ou les régimes matrimoniaux). Cette répartition a pour objectif de renforcer la qualité des décisions de justice en permettant à des magistrats de se spécialiser dans ces matières complexes.

Enfin, comme en première instance, le rapport prévoit la mise en place d’une procédure dite de « délestage » au plan régional, pour permettre le renvoi d’instances entre juridictions du ressort pour en optimiser les délais de traitement.

Les concertations sur ces propositions vont maintenant durer un mois et demi... Qu'en restera-t-il ?
Source : Actualités du droit